La lecture numérique, la médiathèque de Martigues et Publie.net

par Alexis

Commercial & crass par duncan CC by-nc 2.0

Ainsi donc M. François Bon m’accuse de l’avoir diffamé en affirmant que Publie.net via sa plateforme de distribution avait « des pratiques tout aussi douteuses que Gallimard mais vis-à-vis de ses clients et en particulier des bibliothèques ». Le mot « douteux » est assez polysémique – voir par exemple sa définition dans le Petit Robert ou ici. Pour moi, il s’agissait d’exprimer des interrogations, des doutes, une incertitude sur la qualité de cette distribution. Dans un sens péjoratif « douteux » peut être assimilé à malhonnête. Ce n’était pas dans ce sens que j’entendais les choses.

Aussi, le billet de François Bon démontre que, si diffamation il y a eu de ma part, ce que je réfute totalement, sa réponse ne fait pas franchement dans le respect. M. Bon m’accuse ou accuse ma structure et sa direction d’incompétence et de manque déontologie.

Il me semble nécessaire de répondre sur ces points. En ce qui me concerne, je travaille depuis bientôt 15 ans dans le monde des bibliothèques et de la documentation. Ma première expérience déterminante pour le choix de ce métier fut un travail de documentaliste à l’Université Lumière Lyon II durant mon objection de conscience. Après une maîtrise en histoire contemporaine, j’ai fait une année d’étude en ingénierie documentaire à l’ENSSIB et à l’Université Claude Bernard Lyon 1.

Certes je ne fais pas partie de l’élite du monde enchanté des bibliothèques. Je me permets juste d’utiliser le blog de lectures de la médiathèque de Martigues pour exercer mon droit de réponse. Je n’ai pas de blog personnel. Je suis contraint par ma hiérarchie d’ouvrir le présent blog pour exprimer une réponse professionnelle. Je ne passe pas mes journées de travail sur Twitter et Facebook – bien que la médiathèque de Martigues soit active sur ces réseaux – et je ne donne pas des leçons sur la façon dont doit s’exercer le métier de bibliothécaire. Je fais simplement mon travail avec mon savoir-faire et mon expérience.

J’ai été recruté à la médiathèque de Martigues en juin 2011 en tant que bibliothécaire responsable du portail et de l’offre numérique, je précise que je ne suis pas directeur de cet établissement. Dans le cadre de cet emploi, il m’a été demandé par la direction de gérer le parc de liseuses qui avait été précédemment acquis auprès de notre librairie locale L’Alinéa. Le parc est composé de cinq liseuses Cybook Opus de Bookeen, c’est-à-dire des engins qui n’ont pas de connexion réseau, donc qui ne permettent pas de lire en streaming. Ces machines étaient jusque-là prêtées avec le contenu par défaut du constructeur, c’est-à-dire pas grand chose. J’ai donc d’abord constitué une petite collection issue du domaine public. Nous disposions d’un avoir auprès de notre libraire sur sa plateforme Epagine à destination des collectivités. C’est donc avec la certitude de pouvoir utiliser un outil de téléchargement de fichiers prévu et conçu en particulier sur le plan juridique pour les médiathèques municipales que j’ai constitué le fonds.

Dans un premier temps, partageant les multiples réserves autour des DRM, je me suis orienté vers des fichiers dépourvus de cette technologie. Sur le plan artistique, il m’avait semblé intéressant, en accord avec la directrice, de privilégier les créations originales, les démarches innovantes. À ce titre, Publie.net était intéressant. J’ai donc commencé par acquérir des fichiers de cet éditeur. Puis sans aucun avertissement la transaction n’a plus été possible. Notre libraire a donc enquêté. On lui a répondu qu’Immateriel.fr, le prestataire qu’utilise Publie.net pour la distribution de ces fichiers, s’était aperçu que nous étions une médiathèque. En vertu de quoi l’acquisition des fichiers était prohibée en raison d’un risque de piratage de la part des lecteurs qui, comme on le sait, sont des pirates en puissance avant d’être des amateurs de littérature. Pourtant d’autres fichiers sans DRM provenant d’autres éditeurs ont par la suite été acquis et aucun n’a procédé de cette manière avec nous. Depuis, notre libraire, prenant acte de cette interdiction, a retiré Publie.net de son catalogue à destination des collectivités locales.

Empty library shelves par jvoss CC by-sa 2.0

Les liseuses sont des machines que peu de monde encore possède. Il se dit que c’est l’avenir. Certains – dont je ne fais pas partie – y voient même la mort du livre papier. Il est de notre devoir de service public de prêter ces objets à des personnes qui n’auraient pas les moyens ou même l’envie d’acheter de tels appareils. Je dis devoir parce que M. Bon nous attaque sur la déontologie. Tout le monde n’est pas ce nomade attalien que Jean-Claude Michéa se plait à critiquer ou encore ce Cyber-Gédéon ou cette Turbo-Bécassine que décrivait Gilles Châtelet dans Vivre et penser comme des porcs. Toujours entre deux avions, rivés à son Ipad, enchaînés à son Iphone, tweetant toutes les deux secondes et vivant dans un monde hors-sol suréquipé en gadgets inutiles.

Non, il y a simplement des gens ordinaires qui aiment lire et aller à la bibliothèque et y découvrir de nouvelles formes de lecture et d’écriture. Peut-être qu’un jour ces personnes seront toutes équipées de liseuses. Pour l’instant ce n’est pas le cas. C’est pourquoi nous souhaitons leur offrir non seulement la possibilité de s’approprier l’usage – si possible de façon émancipatrice – de ces machines mais surtout d’y lire du texte de qualité. En outre, je pense qu’en consignant sur les commentaires d’un blog mon expérience, j’ai suivi ma déontologie professionnelle qui consiste, entre autres, à faire partager les pratiques de mon métier et ses éventuels écueils auprès non seulement de la profession mais aussi du grand public.

Troll – The troll under the 99 bridge par Sarcasmette CC by-nc-nd 2.0

Concernant l’affaire entre M. Bon et Gallimard, je n’ai pris aucune position. Je ne soutiens ni l’une ou l’autre des parties en présence. M. Bon est pris dans une querelle de droits d’auteur. On l’accuse de contrefaçon d’une œuvre qui n’est pas du domaine public en France. Il s’en suit une campagne de soutien numérique relativement unanime en sa faveur. L’affaire devient une sorte de casus belli pour les partisans d’une position libérale sur le droit d’auteur qui ne correspond pas à l’état actuel du droit – qui n’est de toute façon qu’une question de rapport de forces. Elle est figurée comme combat entre la petite maison d’édition numérique menacée par la grosse maison à l’ancienne.

Dans ce concert de lobbying numérique en faveur de Publie.net à laquelle l’IABD a participé par ce communiqué impliquant toute la profession, j’ai souhaité émettre un son discordant – ça tombe bien puisque M. Bon semble s’intéresser au punk et moi aussi d’ailleurs, sauf que pour ma part je préfère largement Crass ou Fugazi aux Sex Pistols. Puisque M. Bon était présenté, par son acte si téméraire, en grand militant d’une conception assez large du droit d’auteur, j’ai pensé qu’il était utile de signaler ce qui s’était passé. Sa maison et ses intermédiaires s’étant manifestés auprès de nous par une attitude stricte sur la possibilité de diffuser leurs œuvres. J’ai vu en tout cela une grande contradiction et une grande incohérence provoquant doutes et interrogations.

J’ajouterai que nul part dans mes commentaires – signés Un bibliothécaire – sur le Souffle numérique je n’ai fait référence à la médiathèque de Martigues alors que sur son site M. Bon se permet de pointer du doigt cette structure en l’accablant de tous les maux. Qui ose en effet être aussi mécontent de ce que Publie.net propose aux bibliothèques alors que manifestement tout le monde est ravi ? Je n’avais pas jugé bon de le signaler, présentant mes commentaires de façon anonyme, bibliothécaire moyen, d’une ville moyenne : nous ne sommes pas la BNF, ni la BPI, ni une BU ou un établissement d’outre-Altantique. Visiblement M. Bon a pensé utile de révéler qui osait ainsi critiquer sa façon de faire comme pour mieux isoler mes propos du reste des retours unanimement positifs qu’on lui fait.

Extrait d’un tract de l’offensive libertaire et sociale

Le CAREL ? Parlons-en ! Ce consortium n’a aucun moyen et souvent les médiathèques obtiennent des réductions tarifaires plus importantes que ce qu’il est capable de négocier. L’une des choses que je retiens de cette fâcheuse affaire c’est que les intermédiaires dans le numérique sont une source de grands tourments. Entre la médiathèque et Publie.net il y avait la librairie, Epagine et Immateriel. Or manifestement mieux aurait valu pour nous prendre directement contact avec Publie.net pour expérimenter ce que nous souhaitions faire. Très bien. Vue la polémique, je pense qu’il est désormais trop tard pour aller dans ce sens. Pourtant, parmi les innombrables auteurs venus nous voir à la médiathèque de Martigues, certains comme Véronique Vassiliou sont édités par Publie.net. Cette maison d’édition est susceptible d’autoriser au cas par cas ce que son distributeur Immateriel interdit. Imagine-t-on une bibliothèque négocier des conditions de prêts avec chacun des éditeurs à qui elle achète des documents ?

En attendant, je reste avec mes interrogations. Que dois-je faire des fichiers téléchargés avant qu’Immateriel ne coupe le robinet en s’apercevant que nous étions une médiathèque prêtant des liseuses à des méchants pirates ? Que dois-je faire de cette chronique sur C’était de Joachim Séné si personne ne peut lire le texte parmi notre public ?

Nous allons bientôt acquérir des liseuses et des tablettes qui bénéficieront d’une connexion. Nous poursuivrons et affinerons notre politique documentaire numérique en essayant de réfléchir à son articulation avec le reste des collections tout en continuant la médiation avec les publics. Plus largement, j’espère que la lecture publique ainsi que les librairies indépendantes ne seront pas victimes du grand chambardement qui s’impose à elles et que cette expérience malheureuse et tout à fait anecdotique restera une exception.

Ce texte est en licence CC by-nc-nd 2.0.